Une nouvelle surnaturelle.
Ci-contre Le Fantôme de la Dame brune de Rayman Hall (Norfolk) photographié en 1936
lors il me sembla que je marchais déjà depuis longtemps dans la brume matinale, traversant l'humidité. J'avais rendez-vous à cinq heure avec Vincent en bordure du village. Vincent Crater, un fils de paysan, prospère à l'époque, Vincent le tourmenté, Vincent l'éleveur d'escargots, romantique et footballeur. C'était un mercredi matin, journée de congé hebdomadaire pour tous les écoliers ; je le voyais venir au loin dans la rue longue et bleue, un vieux seau à la main ; sa silhouette se dessinait lentement, il perçait paisiblement la brume, je reconnaissais ses oreilles décollées et ses cheveux en pétard, résolument rebelles. Il me fit signe.
- Tu es là ? me dit-il, tu fais des progrès.
- Les escargots n'attendent pas, je crois, dis-je machinalement.
- C'est très humide, c'est ce qu'il faut, ils sortent, viens, on n'aura pas besoin d'aller loin.
Les escargots étaient des êtres étranges, ils venaient d'ailleurs car ils n'avaient rien en commun avec les autres animaux, à part bien entendu avec les limaces qui ne pouvaient être que de la même famille : la famille des baveux rampants. Leurs antennes captaient les rayons du ciel et leur permettaient de communiquer avec leurs congénères restés là-bas dans je ne sais quelle contrée céleste. Peut-être préparaient-ils l'invasion de la terre, cette planète humide qui leur va si bien. J'étais perdu dans de telles pensées quand tout à coup Vincent s'exclamait :
- Viens voir comme il est gros celui là !
Il pointait en effet un escargot d'une taille remarquable.
- Eh bien, on en voit pas souvent des comme celui-là, dit-il, et quelles cornes.
Et quel pauvre fou ce Vincent. Il le prit et le mit dans son seau qui contenait déjà un bon nombre d'individus. Je ne m'étais pas rendu compte qu'il en avait déjà ramassé autant. Je rêvais et au fond je m'en foutais de ces escargots. J'étais venu pour la balade moi et je venais seulement de m'en apercevoir, mais cette balade s'éternisait, je ne savais plus à quoi penser, c'était le vide, un doux voyage en apesanteur forestière, un doux nuage. Il pleuvait et il devait bien être dix ou onze heure quand enfin nous sortîmes de ce bois ennuyeux au feuillage trop dense et aux animaux craintifs.
On allait chez lui, lentement, par des chemins boueux et tortueux parsemés de flaques aux lits de glaise, des routes froides d'où montent des brumes, croisant des gens tristes et malades, aux pas pressés, à vélo, en voiture fumante ; certains regardaient le seau plein d'escargot, je leur tirais la langue, ça les faisait rire. Tout était fluide ce matin là. Nous avions aussi croisé le père de Vincent qui grognait :
- Ah, Vincent, tu n'as pas déjà assez d'escargots, qu'est-ce que tu vas en faire de tous ces escargots hein ? les manger ?
Moi je lui souriais bêtement ne sachant pas quoi dire, nos regards s'étaient croisés froidement, il n'y avait effectivement rien à dire que voulez-vous, nous rencontrions son père qui parlait vainement puisque de toute façon il les tolérait bien ces escargots, il montrait qu'il vivait lui aussi ; il y avait à penser, à rêver mais rien à dire. J'étais persuadé qu'il en cuisinait et en mangeait des escargots, un par-ci un par-là, ni vu ni connu, et qu'il ne voulait plus voir d'escargots pour ne plus être tenté et donc avoir la conscience tranquille.
- Tu seras là pour midi ?
Bien sûr qu'il serait là pour midi, il était toujours là pour midi Vincent, c'était le genre de fils dont on avait pas honte, sage et travailleur. Quelle idée de ne pas être là pour midi, quand on mange, quelle question en hiver, sous la pluie, dans la boue, parmi les virus. Toutes ces questions qui remplissaient le calme de la rue. Le grand silence de la rue parcourue par nous, fantomatiques, revenant des bois un mercredi matin, de mauvaise humeur comme toujours, les chaussures pleines d'argile, les visages sales, égratignés par les branches, les épines, les cheveux mouillés, les gouttes sur le front, la sueur sous les anoraks. Casse-toi vieux con me dis-je mentalement, un peu énervé. Et il partit sans rien dire de plus, nous ne savions pas où, s'enfonçant dans la pluie, au champ peut-être, c'était mystérieux mais tellement anodin.
Le soleil n'est pas revenu de toute la journée. C'était un mercredi sombre avec seulement la télé ou le jeu électronique comme perspective. J'étais de retour chez moi, l'ennui si familier était au rendez-vous et aussi l'odeur tenace de la viande et des haricots et la pluie qui battait doucement la vitre et la semi-obscurité dans la pièce avec ses fauteuils éternels. Je n'avais pas faim mais je mangeais quand même ces haricots presque gris dans la pénombre.
Vincent habitait une vieille maison à colombage, une maison alsacienne comme on dit ; un grand portail en bois protégeait une vaste cour avec un sol tantôt en terre, tantôt en béton, une grange labyrinthique aux mille coins et recoins, avec une porcherie et un enclos à vache, qui elle même cachait le fond et l'arrière-fond de la propriété, un jardin qui semblait abandonné, orné d'herbes, de fleurs, de légumes et d'arbres en tous genre, ce jardin se prolongeait jusqu'à la rivière. C'est dans ce lieu insolite, près de la grange, que Vincent élevait ses escargots dans une espèce de serre faite d'un mélange de briques rouges et noires, de tôles rouillées et de plastiques souples transparents. Certains étaient dans des seaux, d'autres dans de grands récipients en bois et grillage posés sur de minces établis.
La première fois que j'étais chez lui, c'était un samedi après-midi ensoleillé au printemps. J'appuyais sur le bouton de sonnette et après quelques secondes, en regardant par-dessus le portail, je vis son père ouvrir la porte, il se tenait devant le porte, à moitié dehors au sommet de l'escalier et me demandait ce que je voulais. Vincent vint aussitôt.
Après m'avoir présenté à sa mère, il me fit visiter sa maison, l'espace intérieur était modelé par de lourdes poutres, l'ancien côtoyait le moderne, et le luxe la misère paysanne. Mais je n'étais pas venu pour contempler son intérieur, j'étais venu pour jouer aux légos, ce jeu de construction presque légendaire, sa chambre en était pleine et nous avions ainsi passé quelques heures à construire une ville.
En descendant se désaltérer dans la cuisine Vincent remarqua que la maison était vide, ses parents étaient certainement partis aux champs. Il me posa une question qui me surprit :
- Tu t'intéresses aux revenants ?
Il m'expliqua que son père possédait un grand nombre de revues traitant de ce thème et que si je voulais on pouvait y jeter un œil, que c'était passionnant. Il me parlait de tout cela pendant au moins dix minutes avec une ferveur qui me troubla et cependant il chuchotait presque. J'écoutais religieusement ces histoires étranges de morts revenus déranger la vie paisible des familles en deuil, d'apparitions mystiques et à répétition au détour d'un sentier perdu dans la campagne, de promeneurs disparus dans des lieux hantés. Les revues nous attendaient dans la chambre des parents, dans un des tiroirs d'un grand meuble en chêne. Vincent tira le large tiroir qui grinçait mais s'ouvrit facilement. Son discours m'avait tant marqué que j'avais l'impression qu'il ouvrait la porte d'un autre monde, d'un monde inconnu, occulté. Mon impression fut confirmée.
Le tiroir était profond et plein de revues, nous en prîmes une pile que nous déposions sur le lit, j'étais émerveillé par les photos des couvertures mêlant fascination de l'aventure et délire ésotérique, lumière et obscurité, reflets d'un monde silencieux, le pays de la mort. Je tournais les pages en étant complètement absorbé par les photos et leurs commentaires. Elles étaient stupéfiantes, des spectres apparaissaient dans des églises lors d'enterrements mais uniquement sur les épreuves, le visage pâle d'un enfant à l'arrière d'une voiture sauf qu'il n'y eut pas d'enfant lors de la prise de la photographie. J'étais fixé, hors des galaxies du temps. Je n'avais pas besoin de lire les textes car Vincent les connaissait, il me racontait toutes les histoires, m'expliquait toutes les photos, comme un profond murmure, la musique des images. Un voyage sur les rives inconnues de l'imagination ou dans les écumes du réel, aujourd'hui encore je ne sais pas. Tout semblait flou et incertain comme une plongée en eaux troubles. Je ne sais combien de temps nous passions ainsi sur le lit des parents à feuilleter ces revues. Je finissais par éprouver un malaise et des frissons me parcouraient, une sensation de froid, je sentais une menace profonde et extérieur à moi, il fallait que j'arrête, j'avais peur. Tout cela ressemblait à du vent, mais le doute planait. Qu'en est-il ? fut une question obsédante. Vincent continuait de commenter les photos, j'avais toujours plus de photos en retard, l'inertie était trop forte. Il fallait arrêter et Vincent me proposa d'aller faire un tour dehors, j'acceptais volontiers.
Il me fit alors visiter son jardin, sous un soleil blanc. Il y avait une maison accolée à la sienne dans laquelle vivait sa très vieille grand-mère, Vincent n'allait jamais chez elle car elle ne communiquait plus, elle était complètement sourde et endormie me disait-il. Cette maison semblait bien plus petite et plus délabrée que l'autre, elle était aussi, je crois, moins haute d'un étage au moins ; mais tout cela est subjectif et le souvenir est déformé : en réalité, cette maison est plus haute que l'autre, des photos le prouvent, mais c'est le souvenir qui compte. Il y avait juste une porte et deux ou trois fenêtres de ce côté-ci. Le mur frontal s'achevait sur un espace creux et sombre où je distinguais des tracteurs et d'autres machines agricoles. Les maisons et cet endroit se trouvaient sur notre gauche et devant nous était la grande grange jaune qui séparait la propriété en deux : la cours et le jardin de derrière.
Cette grange était immense, il devait y avoir trois étages, peut-être quatre, mais elle était également grande en superficie. Le bas était en béton, la porcherie donnait directement sur la cour, il y avait aussi des vaches dans un autre endroit. Il y avait à l'intérieur un grand nombre de pièces et d'ateliers et aussi un escalier qui permettait d'accéder à l'étage supérieur, je n'y étais jamais allé mais je me disais qu'il y avait de la paille, du bois, des outils et d'autres étages encore. Nous passâmes devant des toilettes composées d'un simple encastrement dans le mur, d'une planche et d'un trou donnant sur d'obscures profondeurs et d'une porte en bois avec de larges ouvertures en haut et en bas pour la ventilation. Il y avait des endroits sombres même de jour et Vincent me dit qu'il s'était déjà perdu dans la grange quand il était plus jeune, il faisait nuit alors, cela ne me surprenait pas, on ne voyait presque rien le jour ; et il me racontait aussi les fameuses parties de cache-cache qui s'y déroulaient et encore d'autres aventures plus délicates que je ne dirai pas.
Cette grange ténébreuse débouchait enfin sur le jardin que j'ai déjà décrit. C'est là que je vis pour la première fois son étonnante collection d'escargots. Il ne savait pas combien il en avait, mais moi je comptai sept seaux et trois récipients en bois. J'allai jusqu'à la rivière voir les anges dans l'eau, tandis que Vincent soignait ses escargots. La rivière brillait. Mais je devais partir d'ici, je ne supportais plus tout cela. Je voulais partir avant la nuit, j'avais tout d'un coup peur de la nuit et de mon imagination, je n'avais vu que très peu de cette cour et de ce jardin, sans parler de la grange où il faisait nuit avant l'heure. J'étais perdu dans un défilement d'images, des visages blancs qui apparaissaient sur des photos, des aurores boréales lointaines, des nymphes et des lacs et des vers luisants dans le brouillard.
Au milieu d'un chemin, imaginaire certainement, je repartais lentement vers la rue, vers ma maison laissant Vincent à ses occupations. Je retraversais cette grange, trouvant à peine le passage, me fiant aux vagues lueurs de jour au bout, devant. Les animaux me saluaient. J'ai dû plusieurs fois rebrousser chemin, pris dans des impasses, dans des pièces sans issues, dans des trous et des fausses lueurs. J'atteignais finalement la cours. Et dans cette cour j'ai cru avoir la peur de ma vie, en regardant la maison de la grand-mère et en voyant un visage à la fenêtre. C'était elle, la grand-mère. L'émotion passée je lui dit bonjour d'un geste de la main, mais rien, pas de réponse, pas un hochement de tête ni même un clignement de cil. Une statue ridée et pâle déjà prête pour la tombe. Effrayé, je me hâtai, j'atteignis le portail et enfin la rue, la large rue.
Je ne savais pas quelle heure il était mais il ne devait pas être tard. En chemin j'ai rencontré Cyril, il me parlait d'avions, ou de maquettes d'avions, je comprenais à peine ce qu'il me disait tellement ça m'intéressait peu, il devait attendre sa mère pour partir avec elle en voiture et je lui tenais compagnie, cela me changeait les idées, c'était ce qu'il me fallait. Cette discussion a sens unique a peut-être duré des heures. Il commençait à se faire tard, le soleil était déjà terriblement bas. J'ai réussi, mais difficilement, à arrêter son monologue et à lui faire comprendre qu'il fallait que je rentre. Et je partis avant que sa mère n'arrive.
J'ai couru, j'étais en retard pour le dîner, très en retard certainement. Mais je n'ai pas couru longtemps, même pas cent mètres, un maudit trou dans la route me fit trébucher. Je me suis retrouvé étalé sur la route avec pantalon et genou déchirés, je pleurais et hurlais de rage et peut-être de désespoir, c'était bien le moment de tomber ! Je tentais de me lever, avec difficulté car mon genou me faisait mal quand une dame âgée m'interpella de sa fenêtre. Elle avait assisté à la scène et me proposait son aide. Malgré mon retard ou à cause de mon retard ou les deux je n'ai pas refusé.
J'entrais dans ce qui devait être la salle de séjour de cette maison. La vieille femme ne me semblait plus si vieille, la cinquantaine tout au plus. Elle m'apporta des pansements et des produits de désinfection. Pendant qu'elle me soignait je vis sur le mur une drôle de photo, agrandie et encadrée, on aurait dit des grilles. Mais en regardant mieux je m'apercevais qu'il s'agissait en fait d'un carrelage, oui, du carrelage avec une fissure en plein milieu. Une photo très insolite. Dans la position où j'étais, je ne pouvais que la voir, impossible de l'éviter. J'hésitais à demander de quoi il s'agissait. C'est la brûlure du désinfectant qui, comme un déclic, m'a décidé.
- Ça, c'est une lubie de Frederico, mon mari, il adore les photographies étranges. C'est le carrelage de la cave qui est fissuré.
Et une voix surgit alors d'un fond obscure de la pièce, la voix de ce Frederico qui me fit tressaillir.
- Bonté divine ! Dis lui donc tout ! Tu mens par omission.
- Il est trop jeune pour tes maudites histoires, d'ailleurs ça ne l'intéressera pas.
Comme elle se trompait la vieille. Car Frederico se rapprocha, il avait un verre d'alcool à la main, et me narra alors, en deux propositions, une de ces histoires à faire hérisser les cheveux à deux mètres au-dessus de la tête. La voici : quand la Grand-mère de la vieille qui me soignait est morte le carrelage de la cave s'est fissuré. Voilà une histoire digne des revues de Vincent, mais beaucoup plus terrifiante car cette fois-ci le doute était réduit, il n'y avait que la parole de Frederico en jeu. S'il avait menti sa femme, je pense, l'aurait contredit, mais au lieu de cela elle essayait de trouver une explication simple pour me rassurer, en vain. De toute manière je ne montrais aucune peur, je n'avais pas peur, j'étais fasciné.
Frederico me proposa d'aller voir ce carrelage. Il prenait naissance au pied de l'escalier, derrière une porte qui menait à la cave. Il était entièrement nu et parcouru par la grande fissure. Un soleil rouge illuminait des parties de la surface aux frontières floues. Des grilles de lumière rouges et brunes et une autre grille, plus bas, fendue et droite. Des carreaux brisés avec le soleil du soir, de la nuit bientôt.
Je boitais dans la rue noire. Le soleil, parti depuis longtemps. Le silence intégral et quelques fois brisé par le vent ou d'autres bruits inconnus, insolites. La lumière que l'on surprend parfois, les portes, les fenêtres blanchâtres. Les bêtes, les visions. La fatigue et la nuit. Les morts enfin se lèvent. J'étais en retard.
Je passai un soir par hasard chez Vincent. Un dîner entre amis qui était en réalité un dîner entre voisins m'accueillit avec tous les sourires des gens. Cela se passait dans la cour. On devait avoir réuni au moins trois tables et environ trente personnes. Et il y avait aussi la grand-mère à Vincent que je reconnus, c'était bien elle derrière la vitre qui m'avait tant effrayé quelques jours plus tôt. J'ai pris place. J'ai pris le dîner en cours, il y avait de la nourriture à profusion et beaucoup de vin. Plusieurs personnes semblaient être ivres et étaient agitées. Vincent, à côté de qui j'étais assis, me parlait de ses escargots ; il avait assisté à un accouplement et pensait avoir sous peu des petits escargots, il m'expliquait en détail comment cela se passait, c'est là que j'appris que les escargots étaient hermaphrodites.
Tout le monde discutait avec tout le monde. Les dialogues se croisaient autour la table, je ne savais plus très bien qui parlait à qui tellement tout cela était enchevêtré. Plusieurs fois j'ai cru que l'on me parlait alors que l'on ne me parlait pas du tout. Toutes ces paroles entrelacées créaient un bruit inimaginable. Je comprenais à peine ce que Vincent me disait. Quelques instants plus tard j'étais en train de ramasser ma fourchette qui était tombée au sol tant l'histoire que me racontait Vincent me fit rire quand après un cri rauque tout bruit s'évanouit. Je crus d'abord que la table faisait écran au bruit ou que mon propre rire masquait toutes les voix ou que les deux effets se combinaient. Je me relevai sans pouvoir m'arrêter de rire cependant et je vis tous les regard se tourner vers moi. Que des regards sérieux et même graves. Je ne comprenais pas ce qui se passait, l'envie de rire me passa instantanément et je compris que j'avais raté un événement important. Les regards se dirigeaient alors vers un endroit situé à ma gauche plus loin et en imitant tous ces gens je compris que la grand-mère avait un malaise. Elle faisait des grimaces et râlait, un vent de ténèbres sortait de sa gorge comme d'un monstre qui gémit. La plupart des invités était tellement ivres que personne ne réagissait, tous ébahis devant ce terrifiant spectacle de la vie qui s'en va. La mère de Vincent alla réveiller un invité ivre-mort. Vincent m'expliqua que c'était un médecin. Il refusait vaillamment d'ouvrir les yeux et repoussait Madame Crater, mais une cruche pleine d'eau déversée sur sa tête couchée dans son assiette eut raison de sa résistance et le rappela au devoir. Quel spectacle morbide ce fut, le médecin échevelé et trempé, hurlant avec les bras levés, renversa quelques chaises et faillit chuter plusieurs fois, titubait vers la grand-mère qui agonisait sur son siège, tétanisée tandis qu'un enfant pustuleux assis plus loin éclata de rire, d'un rire nerveux comme on dit. Cet enfant se pris une telle baffe de son père que sa mâchoire se déboîta. Le médecin le regardait furtivement et se précipita vers la vieille femme, il plongea alors ses doigts peu assurés dans sa gorge pour tenter de rattraper le morceau coincé et conseilla au père de regifler l'enfant jusqu'à ce que sa mâchoire fut à nouveau en place. Tout ceci sur fond de râle interminable. Finalement un bon coup-de-poing dans l'estomac la fit cracher le morceau et tout rentra dans l'ordre. La grand-mère était bien secouée, mais il y eut plus de peur que de mal, et l'enfant avait la mâchoire en place. Quel héros ce médecin, aussi ivre qu'il fut il eut droit à quelques verres de plus et alla vomir près de la grange. Quelqu'un mit un peu de musique et l'atmosphère se détendit.
Un peu plus tard, le père de Vincent vint me parler. Je compris assez vite qu'il était lui aussi complètement ivre.
- Elle est bien cette petite fête, hein, un peu folle, non ? me dit-il. Alors tu passes ici par hasard et tu tombes sur une fête un peu folle, t'as de la chance. Alors ça va à l'école ? Bientôt les vacances.
Je ne pourrais raconter le reste de cette conversation tant elle fut décousue, il m'était impossible de répondre correctement à la moindre affirmation de Monsieur Crater car à peine je disais un mot, un début de phrase que j'étais coupé et que la discussion prenait une autre direction. Elle s'est conclue par une invitation à dîner avec la famille et par des commentaires sur le repas. Et je ne pouvais absolument pas refuser car ayant fini de parler qu'il se leva et entra brusquement dans la maison pour ne plus ressortir de la soirée.
Le sommeil a fini par emporter tous les voisins ainsi que la famille Crater, je suis parti quand je me suis trouvé éveillé dans une foule de dormeurs ronfleurs. En rentrant chez moi je me suis demandé si l'invitation du père était à prendre au sérieux étant donné son état. Je marchais dans la nuit bleue. Longtemps.
Les fantômes me hantaient toujours, surtout quand je marchais seul. D'un lieu à un autre dans la rue ou sur des sentiers. Je fis beaucoup de parcours de ce genre durant la semaine qui suivit. Je ne sais plus si j'ai fait des rêves éveillés. J'ai grimpé à quatre arbres au moins, déniché deux vers de terre et cassé une assiette ou deux. La musique vibre aux mêmes fréquences que les images après la nuit parsemée de nuages, des sons indistincts et de pauvres oscillations, toute la réalité d'un mythe se dévoile aux confins de la solitude et de la terreur. Toute une architecture dense et grotesque s'élève de la route. La peur est née.
C'était un soir après l'école, j'étais effectivement invité à passer une soirée chez les Crater. Vincent et moi avions franchi le grand portail et allions droit devant nous, comme spontanément attiré par les escargots ; nous discutions et avons traversé la grange en toute inconscience. Cette aventure permit à Vincent de me montrer un drôle d'escargot qu'il avait trouvé la veille. Celui-ci se trouvait dans une des boîtes sur une étagère. C'est certainement à ce moment-là que j'ai déposé mon sac pour pouvoir aider Vincent à descendre la boîte. Ce qui fut malheureusement inutile puisque l'escargot se trouvait en réalité dans une autre boîte sur un des établis plus au fond. C'était un escargot tout blanc, pâle comme la lune, Vincent pensait que c'était un albinos.
Je ne sais plus ce que nous avons fait jusqu'au repas, j'étais un peu fatigué. Nous regardions des photos dans une chambre à l'étage quand nous entendîmes la mère de Vincent annoncer le repas. Nous sortîmes de la pièce et alléchés par l'odeur qui avait envahi le couloir nous descendions l'escalier en courant. Il faisait déjà nuit, c'était certain. Dans la cuisine Madame Crater nous expliquait que la grand-mère était absente parce qu'elle était très fatiguée et qu'on devait l'excuser si de temps en temps au cours du repas elle devait aller la voir pour prévenir un médecin au cas où. Vincent me souffla à l'oreille : la mort est proche. Ça le fit rire et le père s'en mêla.
- Pourquoi tu ris ? Qu'est-ce qu'il y a de drôle ?
Vincent se prit une gifle. Le dîner commençait mal. Nous nous mîmes tous à table. La mère apporta une grande casserole, c'était de la soupe. La casserole passa devant moi en premier puisque j'étais en bout de table. Je fus plus que surpris quand je vis ce qui flottait dans la soupe.
- C'est de la soupe aux escargots annonça la mère.
- Fais pas cette tête Vincent, ils viennent du marché, tu sais c'est à la mode actuellement. Dit le père pour rassurer Vincent dont le dégoût marquait la face.
- Je n'en veux pas dit-il.
La suite de la conversation était tellement lamentable que je préfère ne pas la rapporter. Il s'agissait d'un genre de jeu idiot ou chacun tentait de convaincre l'autre de sa conviction au sujet des escargots avec des arguments insensés et des jeux de mots tirés par le cheveux, mais un sage compromis conclut la discussion : Vincent mangerait la soupe après avoir sorti tous les escargots de son assiette. Tout ça pour ça. Moi j'ai trouvé la soupe plutôt bonne, je mangeai même les escargots de Vincent. Je ne pense pas qu'il a apprécié. Après la soupe nous fîmes une pause car la mère devait aller voir la grand-mère. Quelques instants plus tard Madame Crater revint affolée et appela son mari : viens m'aider à la relever elle est tombée de sa chaise. Ils repartirent tous les deux en courant. Vincent ne disait rien, moi non plus. Nous attendions qu'ils reviennent. Cela a duré quelques minutes.
Ils avaient déposé la grand-mère sur le lit car elle n'avait pas assez de force pour se maintenir même dans un fauteuil. La mère était inquiète. Nous poursuivions le repas comme si de rien était. Nous mangions des frites et une viande que je ne saurais nommer. Madame Crater semblait ne pas avoir beaucoup d'appétit. Son assiette vide Monsieur Crater nous soumettait une devinette : Qu'est-ce qui est noir le jour et blanc la nuit ? Vincent trouva une réponse si débile que je n'ai pas compris ce qu'il voulait dire : le soleil et la lune. Je tentais à mon tour, après quelques secondes de réflexion, de répondre, ma réponse fut un peu plus futée : un ciel orageux. Ce n'était pas ça. Un noir qui la nuit fait un spectacle où il est maquillé en blanc lança Vincent, ce n'était pas si bête mais pas du tout ça d'après le père. Une noix de coco que que l'on brise la nuit. Non. Un produit chimique qui réagit à la lumière. Non. Dieu. Non. Le carnaval. Non. Une seiche. Non. A la fin nous disions n'importe quoi. Fatigué de chercher Vincent demanda la réponse au père. Eh bien c'est le curé dit-il en riant. Ça n'a fait rire personne. La mère avait quitté la table avant la réponse à la devinette, elle s'était certainement rendu chez la grand-mère. A nouveau un grand silence enveloppait la pièce de son voile blanc. La mère est revenue très vite encore plus affolée que tout à l'heure. La vieille avait du mal à respirer, il fallait appeler un médecin. Pendant que la mère s'occupait de ça nous commencions à manger le dessert, une immense tarte aux fruits. Le père nous dit que les fruits venaient du jardin de derrière et que c'était sa femme qui avait fait le gâteau. Entre deux bouchées je vis le médecin et Madame Crater passer dans la cour. J'ai une autre devinette dit le père : Vingt cent mille ânes dans un pré et cent vingt dans l'autre, combien cela fait-il de pattes et d'oreilles. Vincent la connaissait déjà, j'étais donc seul à chercher. Par un calcul de tête je conclue qu'il devait y avoir un peu plus de quatre millions de d'oreilles, quatre millions deux cent quarante précisément et le double de pattes. Je n'ai pas compris tout de suite quand on m'a dit qu'il n'y avait que deux oreilles et quatre pattes, il a fallu qu'on me répète l'énoncé. Le père de Vincent avait réussit à me faire rire. Mon rire fut coupé par un cri qui venait de l'extérieur. Je vis le médecin et Madame Crater revenir. Elle était en larmes et dit qu'elle voulait s'isoler quelques instants.
- Que se passe-t-il ? demanda le père.
- Le grand moment approche, répondit le médecin, il lui reste quelques minutes et il n'y a rien à faire, le cœur, la respiration, tout s'emballe.
Le père nous proposa à tous un petit alcool pour nous remettre de nos émotions. Une eau de vie distillée par lui même, des mirabelles provenant du jardin de derrière. J'ai eu du mal à avaler ça, c'était terrible, pire que du feu.
- Je vais vous appeler le curé pour le viatique ou plutôt l'extrême-onction dit le médecin à la fin de la discussion.
La mère était revenue parmi nous, toute vêtue de noir. J'avais envie de m'enfuir, mais cela me parut déplacé. Le médecin et le curé ont dû se croiser car à peine l'un était parti que l'autre était déjà là.
- Ah quel grand malheur, dit le curé.
- Oui vous pouvez le dire, répondit le père.
Nous nous rendîmes tous dans la maison de la vieille. Je n'y étais jamais allé, Vincent me dit que la dernière fois où il y était remonte au moins à cinq ans. Nous traversâmes un long couloir étroit et mal éclairé. Il avait la forme d'un coude. Après un virage à droite je vis, à quelques mètres devant une lumière. La vieille se trouvait dans le lit d'une chambre au fond du couloir.
La mère se mit à genou et prit la main de la vieille, le père était à côté, Vincent et moi au bout du lit et le prêtre de l'autre côté. Le curé tenta de parler à la mourante aux yeux clos, mais il n'obtint aucune réponse si ce n'est quelque râle très étouffé. Il fit une prière et lui passa une huile sur les lèvres. La mère, à nouveau pleura. Elle s'en va lentement dit le curé, au royaume des morts. Elle mourut quelques minutes plus tard après un silence effroyable. Amen elle est morte.
- Bon eh bien, je ne vais pas plus longtemps partager votre douleur, je vais m'en aller dit le curé.
- Oui, allons nous coucher répondit le père.
Et on laissait la morte là, la mère était effondrée, le père lui même semblait affecté, quant à Vincent cela faisait un petit moment qu'il ne disait plus rien. Le curé repartit assez vite et la famille me laissa en me souhaitant bonne nuit malgré tout. La porte d'entrée se ferma et j'entendis un tour de clé.
Je descendis l'escalier et me dirigeai vers le portail. Je voulus chercher un bonbon dans mon sac quand je me rendis compte que je ne l'avais plus. Oui, il me manquait mon sac. Je fis demi-tour et m'apprêtais à sonner pour le chercher quand je me souvins l'avoir oublié... dans la serre aux escargots, de l'autre côté de la grange. Inutile donc de sonner, de déranger cette famille en deuil. Je n'avais qu'à traverser la grange et le récupérer.
En m'avançant vers la grange je revis soudain une foule d'images terrifiantes que j'avais accumulées. J'entendis des sons imaginaires qui se mêlaient aux sons réels créés par le vent et la nuit. J'arrivais au niveau de la maison de la morte et j'eus une contraction physique tout en entendant un hurlement certainement imaginaire. Mais il fallait que j'avance, que je récupère mon sac. J'avançais lentement, je sentis une présence, quelqu'un dans mon dos, je me retournai brusquement, non, personne, la cour était vide, éclairée par la lune. Je continuais, et je sentais qu'elle était là, la peur. Je m'arrêtais un instant au seuil de la grange, contemplant l'obscurité, la peur montait, comme un vertige. Tous mes poils se hérissaient, j'avais froid.
Je mis un premier pied courageux dans la grange, plaquais une main contre le mur comme seul repère. Un pied puis deux, puis voilà j'y étais dans la grange, la grande grange jaune, la nuit, seul face à moi-même. Je marchais lentement, d'abord rien, un grand silence, un courant d'air. Je continuais. La nuit envahit tout. De tout côté que du noir, ma main suivant un mur me guidait. J'allais subitement plus vite tant que tout était calme. Dans ma précipitation je perdis le mur. Peu importe, j'avançais. Je fus bloqué par un autre mur devant, je tournais sur ma gauche. J'allais de plus en plus vite, l'image de la grand-mère mourante surgit tout à coup, j'eus très peur, je commençais à entendre des bruits. Quelque chose m'agrippa, ce n'était qu'un crochet métallique. Je sentais à nouveau une présence plus proche cette fois-ci, j'entendis un souffle, était-ce le souffle de la vieille dans ma tête ou un souffle réel, je ne sais pas. J'accélérai le pas et j'entendis d'autres pas, il y avait quelqu'un c'était certain. Mais où ? Mais qui ? Je pris deux ou trois virages, j'étais toujours coincé par des murs. Je voyais une lumière devant, une sortie sans doute, laquelle ? aucune idée, peu importe, j'allais droit devant. On me suivait ! Et moi je suivais la lumière, arrivé devant je m'apercevais que c'était les toilettes, s peur et je m'enfermai dedans. Je ne sais par jeu de lumière et de miroir diabolique je vis ma face blanche, terrifiée, pétrifiée, j'étais blanc absolument blanc. J'atteignis des sommets de terreur quand j'entendis quelqu'un derrière la porte, et ensuite des coups violents dans la porte je songeai un instant à me jeter dans la fosse à merde, mais non je ne le fis pas. Des animaux hurlaient dans la grange. Et soudain plus rien, le silence. Après quelques secondes qui distillaient un silence mortuaire j'ai ouvert la porte et je me suis enfui le plus vite que j'ai pu, droit devant moi. On me suivait, je le sentais, je le savais, je heurtais une multitude d'obstacles, des murs, des machines. Les animaux grognaient. Je me retournai un instant et je vis une forme blanche, mouvante, peut-être humaine, j'ai failli arrêter de vivre mais j'ai continué à courir et je ne sais quelle folie m'a poussé à monter un escalier, je sentais un piège se refermer. Je suis tombé plusieurs fois dans l'escalier. A l'étage je trébuchais dans la paille.
J'ai couru affolé quelques temps et puis je ne me souviens plus du reste. Il paraît que l'on m'a retrouvé le lendemain inanimé, que j'étais probablement tombé de l'étage. je fus quelques temps souffrant, j'avais beaucoup de mal à relier le corps et l'esprit, à ordonner mes perceptions. Heureusement je me suis rapidement rétabli. Aujourd'hui je raconte des histoires.